Virginie
LEFÈVRE
Rédactrice Sirenergies
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March 6, 2024
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Moins de 48 heures après le discours martial du président russe, Vladimir Poutine, l'heure est à la guerre des nerfs, ou plutôt, du gaz.
Le chancelier allemand, Olaf Scholz, a annoncé hier la réplique allemande :
“J’ai demandé au ministère de l’Économie de retirer son rapport sur la sécurité de l’approvisionnement énergétique auprès de l’autorité de régulation afin qu’une certification du gazoduc ne puisse pas avoir lieu. Sans cela, Nord Stream 2 ne peut pas être mis en service”.
En gelant le projet du gazoduc Nord Stream 2 qui relie la Russie à l'Allemagne, Berlin espère mettre une épine dans le pied des Russes qui comptaient sur le projet pour doper leurs exportations de gaz vers l'Europe. Une pression diplomatique à double tranchant car les Russes aussi disposent de moyens pour faire chanter les Européens très largement dépendants de leur gaz.
En effet, si les Russes ralentissent leurs exportations vers le Vieux Continent, les prix du gaz pourraient flamber et frapper directement au porte-monnaie les citoyens européens. Aux États-Unis aussi, cette éventualité est scrutée de près ; là-bas, c'est surtout une possible hausse du prix du baril de pétrole qui inquiète l’administration de Joe Biden, qui fait son possible pour éviter que les entreprises et citoyens américains ne subissent une hausse du carburant à la pompe.
Selon Eurostat, 48,4 % des importations de gaz dans l'Union européenne proviennent de Russie, ce qui en fait le premier fournisseur de l’UE, c’est-à-dire loin devant la Norvège qui représente 18 % des besoins ou encore l'Algérie dont la part représente 13,2 %.
Les États-Unis apportent moins de 6 %, quant au Qatar, sa part avoisine les 4,4 %.
Enfin, deux pays fournissent ce gaz sous forme de GNL, dont on reparlera ci-après.
Cela fait maintenant de nombreuses années que l’Europe est dépendante du gaz russe.
En fait, l'Europe a vu sa dépendance croître de plus en plus au cours du temps. La production de gaz russe a augmenté et est devenue une source d’approvisionnement essentielle pour l’UE.
Dans le même temps, les sources de gaz présentes en Europe se sont taries ou ont baissé, notamment aux Pays-Bas et en Norvège.
Les pays de l’UE ne sont pas dépendants dans les mêmes proportions du gaz russe, deux facteurs sont à prendre en compte :
Parmi les autres très gros fournisseurs de gaz de l’UE, qui pourraient fournir plus pour faire baisser la dépendance au gaz russe :
Il y a des dépendances très différentes en fonction des pays :
Ces différents niveaux de dépendance s’expliquent par le fait que le gaz est un peu une énergie intermédiaire entre les énergies les plus polluantes d’une part, telles que le pétrole ou le charbon, et les énergies renouvelables d’autre part.
Des pays qui veulent absolument développer les énergies renouvelables se trouvent confrontés à l’intermittence de ces énergies et coincés entre ces renouvelables d’un côté et le charbon de l’autre pour compenser l’absence de vent ou de soleil.
Ces différents niveaux de dépendance sont également sources de frictions entre les pays de l’UE sur la politique à adopter :
La nouvelle donne géopolitique depuis tout juste une semaine est l’invasion russe de l’Ukraine par la Russie. Et tous les Européens se demandent où aller chercher du gaz dans la crise actuelle pour pallier un potentiel effondrement des importations russes.
La question est donc : où trouver du gaz en grande quantité sur la planète ?
Le marché du gaz étant régional, l’un des enjeux majeurs est celui des gazoducs, les principaux en provenance de Russie étant :
Enfin, Nord Stream 2 a été construit pour augmenter les quantités d’importations directes de gaz entre la Russie et l’Allemagne, mais n’est pas actif à ce jour.
Source : Gazprom
La réalité est que la suspension de la certification de Nord Stream 2 porte sur du gaz qui n’existe pas ! Concrètement, cela ne change absolument rien à l’approvisionnement de l’UE aujourd’hui.
Donc oui, demain le gazoduc Nord Stream 2 ne sera pas certifié et peut-être même pas dans dix ans.
L’idée de Nord Stream 2 était d’augmenter la dépendance de l’UE au gaz russe d’une part, et d’autre part d’éviter pour les Russes de faire transiter leur gaz par l’Ukraine.
Avec Nord Stream 2, la question qui se pose maintenant est : va-t-on accepter demain d’être encore plus dépendant du gaz russe ? C’était déjà le débat qui animait la classe politique allemande entre les Verts et Olaf Scholz lors de la formation de la coalition.
Il faut avoir conscience que Nord Stream 2 aurait fait passer l’Allemagne de 55 % à 70 % en termes de dépendance vis-à-vis du gaz russe. Sachant qu’en 2012, l’Allemagne dépendait à 40 % du gaz russe. La très forte dépendance de l’Allemagne au gaz russe est donc récente et née d’une volonté politique sous couvert de l’abandon du nucléaire.
Par ailleurs, n’oublions pas qu’il existe des liens très forts entre Gerhard Schröder, chancelier allemand de 1998 à 2003, devenu lobbyiste au service de Vladimir Poutine, et les géants du gaz russe.
Gerhard Schröder a été président du comité d’actionnaires de Nord Stream 2. Il est actuellement président du conseil de surveillance du pétrolier russe Rosneft. Et aujourd’hui, en février 2022, il est candidat au conseil d’administration de Gazprom…
L’Europe est en risque sur le gaz mais, en même temps, il est beaucoup question de changement climatique et de la nécessité de diminuer les émissions de CO2.
L’AIE a notamment déclaré, à la grande surprise générale, il y a moins d’un an, qu’il faudrait arrêter toutes les mises en production de pétrole et de gaz. Ce qui a contribué à un manque d’investissements dans l’industrie gazière et, en conséquence, à un manque de gaz sur le marché, et ce dans un contexte où la demande de gaz continue à augmenter lentement du fait de la relative propreté du gaz par rapport au pétrole.
La situation en Europe n’était déjà pas confortable :
Cette situation est aggravée doublement aujourd’hui par une reprise économique post-Covid favorisant la croissance de la demande en gaz. Par ailleurs, la crise ukrainienne a engendré une explosion des prix du gaz.
Cependant, dans l’état actuel, les spécialistes estiment que l’UE n’est pas en risque :
De tous les éléments énoncés ci-dessus, on notera que l’UE est très dépendante de la Russie, qui contrôle les stocks et les livraisons, et qui en joue pour influencer les prix.
On devine aussi, à la lueur des derniers événements en Ukraine, que tout ceci était anticipé — le manque de remplissage des stocks à l’entrée de l’hiver, puis la baisse des livraisons fin de l’an dernier — pour préparer la guerre.
Les gouvernements européens prennent des mesures pour ne pas pénaliser leur population par les prix de l’énergie.
En France, Bercy avait annoncé au mois de décembre geler les tarifs du gaz pour les particuliers. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a répété ces jours-ci aux Français qu’ils seraient protégés et qu’il n’y aurait pas de changement sur leur facture.
Le fait est que bloquer le prix du gaz pour le consommateur n’est pas une situation tenable pour les fournisseurs à moyen terme. Avec la guerre en Ukraine et la crise ouverte actuelle entre l’UE et la Russie, ça devient beaucoup moins évident de maintenir un bouclier tarifaire.
Quant à la facture de gaz naturel pour les entreprises et PME françaises, elle s’envole, aucun bouclier tarifaire n’est prévu à ce jour. Pour 2023, certaines entreprises ont d’ores et déjà anticipé une multiplication de leur facture de 3 à 5 fois pour 2023.
La différence entre le gaz naturel et le GNL (gaz naturel liquéfié) porte principalement sur le mode d’acheminement.
Le GNL est transportable par méthanier. L’intérêt du GNL est, comme son nom l’indique, la liquéfaction qui permet de le stocker en citerne et de l’acheminer par les mers, d’autant qu’en pratique, très souvent, quand le méthanier part, sa destination n’est pas forcément connue et peut être décidée, voire changée, en cours de route en fonction du mieux-disant.
Le gaz naturel plus classique est transporté par des gazoducs qu’il faut construire.
Un gazoduc, c’est très coûteux — on l'a vu avec Nord Stream 2 (9,5 milliards d’euros) —, ce qui implique ensuite des contrats de très long terme entre pays producteur et consommateur pour rentabiliser l’investissement.
Dans la situation actuelle, l'augmentation du cours du gaz est un risque. Le niveau du prix du gaz était déjà très élevé fin 2021 ; il est donc fort probable que l’on connaisse une nouvelle envolée des prix dans les prochaines semaines.
Le gaz naturel liquéfié peut amortir dans une certaine mesure ce choc : les États-Unis peuvent nous apporter du GNL, le Qatar peut participer dans une moindre mesure, on peut trouver de nouvelles sources d'approvisionnement en GNL ; pour autant, cela ne suffira pas.
En effet, l’UE est très dépendante des Russes :
Se priver du gaz russe serait vraiment très complexe à mettre en œuvre.
De plus, on est dans une période où, que ce soit sur le gaz ou sur le pétrole, il y a beaucoup d’énergies dont les cours sont en ce moment en train de flamber, et donc, de manière générale, pour le mix énergétique, cela pose vraiment question.
En France, la moitié de l'inflation actuelle est liée au coût de l'énergie, ce qui se ressent évidemment in fine pour le consommateur.
L'augmentation du prix du gaz est liée à un moment très particulier :
Les sanctions prises à l’encontre de la Russie, qui ont été annoncées récemment par l’UE, ne portent pas encore sur les importations de gaz. D’ailleurs, en 2014, après l’affaire de la Crimée, les sanctions de l’UE envers la Russie n’ont jamais porté sur les importations de gaz.
Qu’importe Nord Stream 2 en réalité, car aujourd’hui les gazoducs qui existent sont en production. Personne dans l’UE n'a évoqué l’idée de les arrêter pour contraindre la Russie.
Ceci se comprend aisément : si l’UE arrête d’importer du gaz russe, c’est une véritable catastrophe ; c’est un manque de 40 à 50 % de gaz.
L’UE dépend du gaz russe pour s’alimenter, mais les Russes dépendent de l’UE pour les devises.
Il faut cependant savoir que pour les Russes, ce qui est beaucoup plus important est le pétrole. En effet, les Russes exportent autant de pétrole en calories que de gaz, mais ils font beaucoup plus d’argent avec le baril de pétrole.
La Russie dépend de ses exportations gazières vers l'Europe qui représentent 15 % de son PIB selon Eurostat. Depuis plusieurs années, la Russie tente de diversifier ses livraisons en se tournant vers des pays émergents comme le Brésil, l'Inde et surtout la Chine.
Le 4 février dernier, Vladimir Poutine, de passage à Pékin à l'occasion de l'ouverture des Jeux olympiques d’hiver, a signé un accord avec le numéro un chinois pour la livraison de 10 milliards de mètres cubes supplémentaires de gaz russe par an entre les deux pays.
Le tournant stratégique remonte à 2014, deux mois à peine après l’annexion de la Crimée par la Russie : Vladimir Poutine anticipait déjà. En réalisant un premier coup de force, il signe avec la Chine un accord gazier historique de 400 milliards de dollars sur une durée de 30 ans.
Depuis, un premier gazoduc a été construit ; il a été inauguré en 2019 (Force de Sibérie).
Moscou voudrait convaincre maintenant Pékin d'en construire un deuxième, mais la Chine, consciente de sa position de force aujourd'hui, n'apparaît pas vraiment pressée de faire aboutir ces discussions et en profite au passage pour négocier les prix.
“La Russie est beaucoup plus dépendante du client européen, que le client européen est dépendant du fournisseur russe, qui par ailleurs est un fournisseur fiable.” tels sont les mots mêmes de Vladimir Poutine.
En effet, quand on regarde les volumes, pour le moment c'est incomparable. C'est-à-dire que la Russie a besoin du client européen et risque d'en avoir encore besoin pendant longtemps.
En outre, ce n’est pas le même gaz, c’est-à-dire que ce ne sont pas les mêmes gisements de gaz que la Russie essaie de vendre à la Chine. C'est du gaz qui est exploité à l'est de la Russie et il ne serait pas très rentable d'essayer de le faire venir vers l'ouest.
La géographie contrarie la géopolitique de Poutine, même si Russes et Chinois se mettent en scène et signent un accord historique en pleine crise internationale, mardi 1er mars dernier.
En ce moment, il y a une capacité de la Russie et de la Chine à se mettre en scène pour faire pression sur l'Europe. Poutine semble dire aux Européens “si vous ne voulez plus acheter mon gaz, ce n'est pas grave, je vais aller le vendre à la Chine !”
Dans les faits, c’est bien ce qu’il advient. Après avoir été invité d’honneur à l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver, Vladimir Poutine vient, ce mardi 1er mars 2022, de signer en pleine crise internationale un contrat pour la construction d’un gigantesque gazoduc qui alimentera la Chine en passant par la Mongolie.
Ce nouveau projet titanesque permettra d’acheminer jusqu’à 50 milliards de mètres cubes de gaz par an, soit 25 % du volume aujourd’hui fourni à l’UE par la Russie, et l’équivalent du volume que le fameux gazoduc Nord Stream 2 devait acheminer à l’Allemagne.
Un magistral pied de nez à la communauté internationale réunie en Assemblée générale des Nations unies le lendemain, mercredi 2 mars, pour voter une résolution exigeant un cessez-le-feu immédiat de la Russie contre l’Ukraine, la Chine s’étant abstenue.
Mais en réalité, même si ce contrat est exceptionnel, ce n’est pas le même gaz et le projet prendra du temps à être réalisé. En pratique, la Russie ne peut se passer de son client européen.
Défendre la liberté a un prix pour l’Occident et peut provoquer un choc énergétique par une flambée des prix de l’énergie. En effet, l’UE et la Russie sont actuellement très interdépendants :
La Russie ne peut pas se passer de son client européen, qui lui-même ne peut pas se passer du gaz russe.